Il est vingt heures précises quand Drew arrive devant l’immeuble de Julian, mais il passe trois bonnes minutes à tourner en rond dans la rue avant de se décider à monter. Il n’a vraiment aucune envie de jouer à des jeux débiles où ils doivent se courir après tout en faisant semblant de n’en avoir rien à faire, mais… Il est vraiment très nerveux. Il n’a pas passé trois heures à se coiffer et se recoiffer, ni à choisir soigneusement quelle déclinaison de jeans ou de t-shirt il allait enfiler, Dieu merci il n’en est pas encore là, mais c’est tout juste. Il ne se souvient pas avoir été aussi nerveux pour un rencard depuis… Depuis… En fait, ce n’est jamais arrivé. Comme sur tant d’autres sujets, Julian change tout. Ça en deviendrait lassant, si ce n’était pas aussi électrisant. Il tient quand même à avoir l’air à peu près calme au moment de faire face à l’homme, alors il attend de sentir la pression dans sa poitrine descendre légèrement pour frapper à la porte. Grosse perte de temps, vu que ce stupide coeur s’emballe à la seconde où Julian ouvre. Heureusement que les chiens sont là pour détourner son attention un instant. Il se sent légèrement submergé avec les deux sur lui, mais ça le ramène droit sur Terre en un temps record et lui permet même de cacher son sourire idiot une seconde quand il baisse les yeux vers eux. “Salut.” souffle-t-il en essayant tant bien que mal d’éviter les animaux pour suivre Julian à l’intérieur. “Je m’attendais pas à un tel accueil…”

Plus que le professeur, c’est surtout son environnement qu’il observe en entrant dans l’appartement. Tout a l’air très… Julian. Propre, net, simple. Il trouverait sûrement des centaines de détails intéressants s’il faisait plus attention, mais une fois entré dans le salon, l’angoisse remonte drastiquement et l’empêche de se montrer trop curieux. Il s'assoit sur un coin du canapé, porte toute son attention sur Julian et juste comme ça, ça va beaucoup mieux. Ok, il y a toujours un millier de trucs qui l’angoissent, mais il a tellement attendu cette soirée, pas question de passer à côté. “Alors, combien de questions inutilement sérieuses t’as réussi à te poser depuis hier ?” demande-t-il donc, bien décidé à détendre l’atmosphère le plus tôt possible avec ce qui est avant tout une blague. Même si, soyons honnête, il n’est pas sûr d’être tombé très loin de la vérité. “J’en ai une seule pour ma part : est-ce que ta soeur sait que je suis là ? Enfin, pas forcément moi spécifiquement, juste… Que t’as invité quelqu’un ce soir ?” Il se demande surtout si vraiment aucun autre homme n’a passé le pas de cette porte en douze ans. Ça lui semble légèrement exagéré, à vrai dire. Et aussi - surtout - s’il doit filer de là avant que minuit sonne. “Si tu préfères éviter les sujets fâcheux pour l’instant, sache que je suis impatient de t’entendre me jouer quelque chose. Si tu veux essayer de détourner mon attention avec ta musique, ça va totalement fonctionner.”

Ok, on respire. Julian dit toujours des truc qui vont trop loin, ça ne sert à rien de paniquer à chaque mot qui lui échappe par accident. Alors pendant qu’il essaye de s’expliquer, Drew lui, essaye de calmer les battements affolés de son coeur qui l’informent que, non, il n’est pas du tout prêt à rencontrer la soeur, pas prêt à ce que ce truc qu’ils ont commence à inclure d’autres personnes qu’eux deux. “Je demandais ça juste… Pour savoir si t’allais me jeter dehors ou me demander de me cacher sous ton lit si elle rentrait plus tôt que prévu. C’était pas…” Comme il n’a pas la moindre idée de ce qu’il essaye de dire, il s’arrête simplement là et avale plutôt une gorgée de bière. Ça, au moins, ça ne lui demande pas de réfléchir. La première fois qu’ils sont sortis ensemble, Drew n’attendait rien et s’était même préparé au pire. Ce soir, c’est tout l’inverse : il sait où il met les pieds et ce qu’il peut espérer de cette soirée. Il ne s’attendait pas à ce que ça lui mette une telle pression. Il a hâte que le malaise du début se dissipe et qu’ils puissent passer à la partie sympa. Alors, honnêtement, il ne se sent pas trop coupable de refiler un peu de cette pression à Julian quand il lui propose de se mettre tout de suite à la guitare. Chacun son tour de flipper pour rien, pas vrai ? Quoique Julian n’ait vraiment pas de raison de s’angoisser. Il n’est peut-être pas Chris Martin, mais… Exactement comme s’y attendait Drew, il est loin d’être aussi mauvais qu’il le prétend. Le pauvre garçon a pratiquement des coeurs dans les yeux à la fin de la chanson. Enfin, il n’est peut-être pas très objectif, cela dit. Est-ce qu’on peut tomber amoureux de quelqu’un qu’on connaît à peine, juste comme ça ? Quand le silence retombe, Drew se lance involontairement dans un petit jeu cruel en ne faisant pas le moindre commentaire. Pendant de très, très longues secondes, il ne fait même rien du tout si ce n’est regarder Julian fixement. “Donc, ça… C’est ce que tu sais faire quand t’es rouillé ?” demande-t-il finalement. “J’ose à peine imaginer ce que ça doit être quand t’es au maximum de tes capacités. T’as déjà joué devant un vrai public ?” Parce que clairement, Drew ne compte pas. En revanche, il n’a aucun mal à imaginer Julian sur une scène, être le centre de l’attention d’une petite foule qui le regarderait avec la même admiration que l’étudiant le fait en ce moment.

Plus il y pense, plus il a envie de voir Julian sur scène. Alors, même s’il préfère garder cette information pour lui pour l’instant, Drew a déjà décidé de quoi aurait l’air leur prochain rendez-vous. Et puisque l’homme dit avoir déjà tenté l’expérience, ça ne devrait pas lui faire peur, pas vrai ? Dans le doute, il évite de le prévenir trop longtemps à l’avance. De toute façon, même s’il le voulait, Julian ne lui en laisse pas trop l’occasion. La tension est palpable, les regards qu’ils échangent lourds de sens et pourtant, personne ne bouge. Ils se sont suffisamment embrassés pour que le jeune homme ne craigne pas d’être repoussé s’il tente quelque chose, mais… Justement. C’est la première fois qu’ils sont dans une situation où rien ne peut les forcer à s’arrêter, aucun élément extérieur en tout cas. Drew a besoin d’un tout petit peu plus de temps pour se faire à l’idée, alors il prétend ne pas avoir capté le sous-entendu et va se cacher dans sa bière lui aussi. “J’aimerais bien, mais non, c’est ma sœur qui a hérité de tous les talents musicaux dans la famille. Moi, j’ai trop de mal à rester concentré pour m’impliquer vraiment dans des activités comme ça. J’écris, parfois, mais je pense pas avoir déjà fini un seul projet. Ma mère dit que je suis un artiste contrarié. J’ai toutes ces idées en tête, tu vois, mais jamais la patience de m’asseoir cinq minutes pour en faire quelque chose.” Et il se sent assez nul de le dire à voix haute, d’ailleurs. Plus il apprend à connaître Julian, plus il se demande ce que l’homme peut bien lui trouver. Bien sûr, ils n’en sont pas arrivés là en tombant sous le charme de la personnalité de l’autre, mais c’est en train de devenir le cas pour Drew et… il flippe un peu à l’idée que Julian réalise qu’ils n’ont pas grand chose en commun et que ça ne suffise pas. Il n’a pas envie que cette histoire s’arrête, pas alors qu’elle le fait se sentir si bien. Alors… C’est un peu lâche, mais il se tourne vers le professeur après avoir reposé sa bière et de l’air le plus faussement innocent qu’il puisse conjurer, demande : “Qu’est-ce qu’il peut y avoir de plus génial que d’être sur scène ?”

C’est un sentiment assez particulier pour Drew de douter de lui comme ça. Avec les filles qu’il a fréquentées jusqu’à maintenant, il ne s’est jamais demandé s’il était assez bien ou pas. Julian… Le fait qu’il soit un homme n’est même pas le plus effrayant. C’est tout le reste : qu’il soit aussi intelligent, mature, responsable… En fait, tout ce qui l’attire chez cet homme est en même temps un inépuisable sujet de tourments. Et cette dynamique entre eux, du prof et de l’élève, ancrée en lui malgré le tour que prend leur relation. Il a l’impression de jouer bien au-dessus de sa ligue et quelqu’un va forcément finir par se rendre compte qu’il n’est qu’un imposteur. Le challenge ne lui fait pas peur - tout au contraire -, mais l’idée de se faire recaler trop vite le terrifie. Pourtant, Julian continue de lui sourire quoi qu’il dise, semble sincèrement intéressé par ses bêtises. “Ça pourrait être sympa, ouais. Super angoissant, mais drôle.” De toute façon, la question ne se pose pas pour l’instant, Drew est trop préoccupé par ce rencard et le besoin d’en profiter au maximum avant que ça ne s’arrête. Alors sa tentative de changer de sujet n’est peut-être pas très subtile, mais elle fonctionne à merveille. En tout cas, Drew oublie vite sa petite crise existentielle, ne pense plus à rien d’autre que les lèvres de Julian sur les siennes et à quel point c’est incroyable quand ils s’embrassent, la meilleure sensation au monde. Le genre de truc qui pourrait devenir comme une drogue en un rien de temps. Il ne se rend même pas tout à fait compte de ce qu’il fait, quand, après quelque secondes, ses doigts se referment sur le t-shirt de Julian et qu’il se sert de cette prise pour l’attirer contre lui, sans que ses lèvres ne s’éloignent jamais vraiment de celles du professeur. La soirée commence à peine et il a vraiment, vraiment envie de tout savoir à propos de cet homme, mais ne pas céder à un baiser comme celui-là est au-dessus de ses forces.

Si tous les détails ne sont pas encore très clair dans son esprit, on ne peut pas dire que Drew montre le moindre signe d’hésitation ou de volonté de calmer le jeu. Un bref instant, quand il comprend ce qui est en train de se passer, ouais il panique complètement. À vrai dire, le sentiment ne s’estompe jamais réellement, mais il y aussi le fait qu’il ne veut surtout pas arrêter d’embrasser Julian, jamais. Ce qui vient après, quand ils n’en sont plus à seulement s’embrasser, bien sûr que ça le rend nerveux, mais c’est normal, non ? Il a envie de savoir ce qui se passe après et il trouve même plus simple que ça se passe comme ça, naturellement. Pourtant, vu la vitesse à laquelle l’homme s’éloigne de lui, peut-être que ses angoisses ne font pas parties du jeu finalement. Peut-être qu’il n’est pas le seul à en avoir non plus. Et si le bond en arrière de Julian le prend de court, les mots qu’il laisse échapper n’arrangent rien. Il ne sait pas trop s’il doit jouer le jeu du professeur et passer à autre chose ou parler de l’éléphant au milieu de la pièce. Il sait ce qu’il ferait en temps normal, mais d’habitude ça l’inquiète beaucoup moins de tout gâcher. “J’aime assez quand t’es près de moi.” souffle-t-il, avec précautions. Il réalise après, la retenue dans sa voix, la manière dont il pèse chaque mot avant de les laisser filer de peur que l’un d’eux finisse par faire éclater la petite bulle dans laquelle ils se trouvent. Il déteste ça, ce n’est pas lui. Alors, il prend une grande inspiration pour se remettre les idées en place. “J’ai l’impression qu’on s’en sort pas très bien pour briser la glace, ce soir.” C’est assez évident, mais l’admettre à voix haute l’aide à retrouver le sourire et à se détendre un peu. “J’ai pas envie qu’on reste assis à une distance raisonnable l’un de l’autre.” Ses gestes restent assez hésitants quand il prend la main de Julian dans la sienne et tire légèrement dessus pour l’inviter à revenir près de lui. Il y a assez de place pour deux sur ce canapé et ils peuvent quand même être côte à côte sans se sauter dessus. Même si honnêtement, il n’a rien contre l’idée de passer le reste de la nuit collé aux lèvres de Julian, mais après la façon dont l’homme vient de s’échapper, il préfère attendre avant de retenter sa chance. “T’étais pas nerveux, avant de monter sur scène ? Même si c’était génial, que t’avais envie d’être là… ça devait être assez angoissant, non ? Comment tu faisais pour te lancer quand même ?” La comparaison a plutôt aidé jusque là, alors le message n'est peut-être pas très bien dissimulé, mais ça rend la conversation moins solennelle et Drew préfère que ça se passe comme ça.